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Lucia di Lammermoor : Interview de Simon Stone

Qu'est-ce qui vous attire chez Lucia ?

Premièrement, la musique est extraordinaire et incroyablement émouvante. Mais aussi, je pense que l'opéra nous donne une chance de raconter une histoire américaine contemporaine. Une chose peu attrayante à propos de l'opéra italien du 19ème siècle est qu'il s'agit souvent d'honneur et de dignité masculins et que les femmes, dans les histoires, deviennent victimes de cette fierté masculine. Mais nous vivons aujourd'hui à une époque où le patriarcat commence à être remis en question, notamment en termes de mécanismes qu'il utilise pour contrôler les femmes — à la fois subtilement, en termes de contrôle coercitif, et très explicitement, en termes de lois qui contrôlent les droits et le corps des femmes. J'ai donc pensé que Lucia serait une excellente occasion de participer à cette conversation et de faire face à l'absurdité au le danger de cette idée que la fierté d'un homme est plus importante que la vie d'une femme.

Une fois que vous avez décidé de recadrer l'histoire dans l'Amérique d'aujourd'hui, comment en êtes-vous arrivé à la situer dans la Rust Belt ?

Dans le roman de Sir Walter Scott La Fiancée de Lammermoor, et dans le livret de Salvadore Cammarano, il y a un cadre clair : les Highlands écossais, à une époque où l'aristocratie locale manquait d'argent et avait atteint un point de désespoir et d'insignifiance par rapport au reste de la Grande-Bretagne. Cette impression de pauvreté gagnant du terrain m'a immédiatement conduit à regarder les régions de l'Amérique contemporaine accusant de lourdes pertes d'emplois au regard des sources de travail traditionnelles, là où les industries sont mortes. Dans ces régions, il y a beaucoup de gens qui s'efforcent de protéger leurs traditions familiales, de protéger l'histoire de qui ils sont. Surtout les hommes, qui ont grandi en pensant qu'ils allaient reprendre le travail familial et que leur vie allait être très similaire à celle de leurs grands-parents : deux voitures, une maison, le confort : le rêve de base de la classe moyenne ou du gars de la classe ouvrière supérieure en Amérique. C'est toujours dans ces moments où les hommes se sentent menacés, eux et leurs sources de revenus, que ressurgissent la misogynie et les abus patriarcaux.

Qu'est-ce qui vous intéresse dans l'exploration de cet environnement ?

Je m'intéresse à la manière dont la mort du rêve capitaliste pour certains se croise avec la montée d'attitudes intolérantes et abusives. Parce que bien sûr, vous n'adhérez pas à un rêve une fois qu'il vous a déçu. Vous pensez immédiatement qu'il y a un complot derrière cela. Si vous êtes un homme blanc d'âge moyen dans la Rust Belt, vous avez grandi dans un monde qui vous promettait beaucoup, beaucoup plus, et ces promesses se révèlent extrêmement limitées. Pour ces personnes, le sentiment de trahison ou d'abus éprouvé par quelqu'un d'autre ne peut pas rivaliser avec son propre sentiment de déception. Vous avez donc des systèmes capitalistes qui ne se soucient que du profit et abusent des travailleurs qui, à leur tour, commettent des abus contre d'autres membres de la société, en particulier les femmes. C'est un cercle triste et vicieux.

Comment avez-vous, avec la scénographe Lizzie Clachan et la costumière Alice Babidge, dépeint cette déchéance du rêve américain sur scène ?

L'esthétique, ce sont essentiellement des maisons placardées qui faisaient la fierté d'une rue, le supermarché qui n'a presque pas de clients, le prêteur sur gage où les gens vont vendre les affaires de leurs grands-parents. C'est la pharmacie où vous prenez votre méthadone ou OxyContin, les balançoires dans le parc où vous allez vous défoncer et le ciné-parc. Et c'est le motel où vous rencontrez votre petit ami pour un rendez-vous parce que votre frère a fait le serment qu'il ne vous laissera plus jamais revoir ce gars à cause d'une vieille querelle de famille. Les costumes sont une extension de ce monde : les vêtements que vous portez pour être à l'aise, mais aussi ceux que vous portez quand vous voulez avoir l'air sensationnel pour aller à la rencontre de votre amant secret. Et, bien sûr, il y a une robe de mariée à l'acte III. C'est inévitable.

Comment les personnages de l'opéra s'adaptent-ils à ce contexte moderne compliqué ?

Lucia est comme une étrangère dans ce monde pour lequel elle n'a aucune attache, elle se sent complètement dégoûtée par ses principes et ses priorités. Et nous suivons son parcours subjectif, parfois grâce à l'usage de la vidéo du concepteur Luke Halls, pour être avec elle même lorsqu'elle n'est pas sur scène. De plus, dans le deuxième acte, on la voit sur Facebook parler à Edgardo, qui a rejoint l'armée et est parti à l'étranger. Il veut épouser Lucia pour qu'ils s'en sortent ensemble, alors il fait ce sacrifice pour gagner de l'argent. On perçoit la trame de fond de leur histoire d'amour en même temps que l'on voit Enrico, le frère de Lucia, organiser son mariage arrangé.

Un sujet qui occupe une place prépondérante dans votre mise en scène est la consommation de drogues, en particulier l'abus d'opioïdes. Comment avez-vous décidé de rendre Lucia accro à l'OxyContin ? Est-ce pour aider à la plausibilité de la scène de folie ?

Je ne voulais pas qu'elle devienne folle juste parce qu'elle a dû épouser la mauvaise personne. Il y a une série d'étapes à franchir pour qu'une personne abandonnée par la société atteigne le point d'être internée dans un asile. Donc, essentiellement, je voulais dépeindre un voyage plus complexe que le simple fait qu'elle ait été obligée de choisir entre deux hommes, et qu'être avec le mauvais l'a transformée en tueuse psychopathe. La toxicomanie aide à la crédibilité de la scène de folie, mais plus important encore, je veux que certaines personnes pensent : "Bien sûr qu'elle a fini par tuer ce type, parce qu'elle a été imperceptiblement et quotidiennement abusée par les hommes de sa vie."

Vous voyez donc l'histoire de Lucia comme un scénario tout à fait crédible ?

Oui, c'est malheureusement une histoire typique et représentative de personnes qui subissent des années de contrôle coercitif — ne pas être autorisées à quitter la maison, se faire dire exactement quand et où elles peuvent aller dormir, quand et où elles peuvent manger. Un jour, ces personnes se réveillent et tuent leur partenaire ou leur mari. Les femmes dans ces situations n'ont pas accès au type d'aide dont elles ont besoin, et nous ne reconnaissons pas à quel point le contrôle coercitif peut s'apparenter à un contrôle incroyablement violent.

On dirait que vous êtes déterminé à ce que le public ressente vraiment les forces agissant sur l'esprit de Lucia.

Le sentiment de dépendance qui lie Lucia aux hommes de sa vie est pour moi très important. Dans un monde contemporain, nous ne pouvons pas simplement raconter l'histoire d'une femme à qui sa famille dit quoi faire. Afin de créer le niveau d'empathie nécessaire face à une femme forcée de se marier qui tue son époux lors de leur nuit de noces, nous devons percevoir la pathologie des moments qui ont conduit à cela. Nous devons la voir comme quelqu'un qui essaie déjà de s'échapper, qui essaie de ne pas ressentir, qui essaie d'être ailleurs, mais qui a aussi conscience qu'elle compte sur son frère pour le peu d'argent que leur famille a encore. Il le contrôle, donc il la contrôle. Nous la rencontrons déjà brisée et nous regardons les hommes l'achever.

Êtes-vous capable de trouver de la beauté dans la noirceur de cet opéra ?

Absolument. On ne peut pas tout encrasser sans laisser sortir les moments de grande romance. Le cadre est sombre mais les personnages ne sont pas prêts à abandonner leur rêve de bonheur, et je pense que cela crée le fondement incroyablement romantique du rêve qui s'estompe. Pour moi, c'est aussi la façon dont la partition de Donizetti résonne. Il crée un sentiment de nostalgie dès le départ, une musique de rêves qui s'estompent. Ce qu'il y a de si beau dans ces grands opéras tragiques italiens, c'est qu'ils donnent l'impression d'être déjà terminés alors même qu'ils commencent, et ce que l'on voit, c'est la lutte pour revitaliser et régénérer quelque chose qui s'éteint, sur le point d'être perdu à jamais.

 Interview de Matt Dobkin à retrouver en version originale sur le site du Metropolitan Opera.

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